Alors que le Tchad a annoncé jeudi la fin de l’accord de coopération en matière de défense avec la France, le président sénégalais a évoqué, dans une interview, la fermeture des bases militaires françaises. Des annonces prévisibles après le retrait militaire du Mali, du Burkina Faso et du Niger ? Éléments de réponses avec la chercheuse Niagalé Bagayoko.
Il s’agit d’une annonce historique qui semble avoir pris les autorités françaises de court. Le gouvernement du Tchad a décidé de mettre fin à l’accord de coopération en matière de défense signé avec la France, a déclaré, jeudi 28 novembre, le ministère tchadien des Affaires étrangères. Une annonce lourde de conséquences puisqu’elle devrait entraîner le départ des quelque 1 000 soldats français déployés dans le pays. La France perdrait ainsi sa dernière grande emprise militaire au Sahel après avoir été poussée dehors par les régimes militaires du Mali, Burkina Faso et Niger.
Cette décision intervient quelques jours après la remise du rapport de Jean-Marie Bockel, “envoyé personnel” en Afrique d’Emmanuel Macron. Cet ancien sénateur, qui fut secrétaire d’État à la Coopération de Nicolas Sarkozy, avait été chargé en février 2024 de redéfinir les dispositifs militaires français dans les quatre pays francophones abritant encore ses bases (le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Gabon et le Tchad) avec leurs dirigeants.
Quelques jours avant l’annonce des autorités tchadiennes, il avait affirmé lors d’une interview sur France 24, ne pas avoir reçu de demande de retrait des forces françaises de la part de N’djamena.
En parallèle, le nouveau président du Sénégal, Bassirou Diomaye Faye, a évoqué lors de deux interviews avec France 2 et l’AFP le départ des militaires français, jugeant cette présence incompatible avec la souveraineté du pays, sans pour autant évoquer un quelconque calendrier. Pour analyser les enjeux de ces annonces, France 24 s’est entretenu avec Niagalé Bagayoko, docteure en science politique et présidente du centre de recherche African Security Sector Network (ASSN).
France 24 : ces annonces interviennent quelques jours après la remise du rapport de Jean-Marie Bockel à Emmanuel Macron. Le timing est-il surprenant ?
Niagalé Bagayoko : elles sont, je trouve, assez inattendues. Le contenu du rapport n’a pas été rendu public, mais un certain nombre d’orientations ont été dévoilées par son auteur, notamment concernant la contraction du dispositif au Tchad autour d’environ 300 hommes, avec la possibilité d’une montée en puissance en cas d’urgence sécuritaire. Par ailleurs, on sait très bien que depuis que Mahamat Idriss Déby est arrivé à la tête de l’État tchadien, la France n’a pas ménagé ses efforts pour l’appuyer, en affirmant toujours le caractère absolument stratégique du Tchad perçu comme un verrou sécuritaire, garant de la stabilité régionale. Le président Déby a été accueilli à Paris par le Président et surtout le ministre des Affaires étrangères. Jean-Noël Barrot était encore au Tchad à la veille de cette annonce.
Pour le Sénégal également, on peut s’interroger sur le timing de ces déclarations, même si les nouvelles autorités avaient déjà évoqué le départ des soldats français. Elles avaient donné une fin de non-recevoir à la demande de visite de Jean-Marie Bockel au motif que les élections législatives allaient se tenir et que le contexte n’était pas propice. Ces propos peuvent donc paraître assez brutaux pour les autorités françaises, d’autant plus qu’ils interviennent juste après avoir reçu la lettre d’Emmanuel Macron reconnaissant le massacre de Thiaroye.
Le Tchad, comme le Sénégal, affirme ne pas vouloir de “rupture” avec la France mais souligne l’importance de la souveraineté nationale. Comment interprétez-vous ce discours ?
Tout d’abord, il convient de noter qu’il y a des différences : le Sénégal n’a pour l’heure pas rompu les accords de défense avec la France, mais indique que les soldats français ne peuvent rester ad vitam aeternam. Les propos de Bassirou Diomaye Faye répondent à une aspiration populaire, car cette présence est perçue, de plus en plus, comme une atteinte insupportable à la souveraineté du pays. Au Tchad, beaucoup plus autoritaire, cette aspiration est plus difficile à mesurer. Mais l’on constate quand même que le souverainisme, le patriotisme et le nationalisme ont le vent en poupe en Afrique comme ailleurs ; ce sont des courants politiques qui progressent fortement dans les opinions, comme en témoigne, par exemple, aux États-Unis la réélection de Donald Trump.
Par ailleurs, sur le plan militaire, ces États ne semblent plus y trouver leur compte. La France met en avant la formation et l’entraînement des armées locales, ainsi que le partage d’informations. Mais l’enlisement puis le départ de Barkhane a dévalorisé la valeur ajoutée du savoir-faire militaire français. Elle n’arrive pas à contrer la menace terroriste, pas plus que les autres partenaires, comme la Russie, ou que les États eux-mêmes.
Longtemps elle a fait valoir l’importance de la réassurance, c’est-à-dire du soutien aérien. Mais l’on constate que les armées africaines tendent depuis quelques années à se doter elles-mêmes de véritables capacités en la matière auprès d’autres partenaires.
La plupart des États affichent la volonté de multiplier les partenariats avec différents acteurs internationaux et évaluent la valeur ajoutée de chacun. À l’évidence, la France n’a pas réussi à démontrer la valeur ajoutée de sa présence militaire. D’autant qu’elle affirme que sa présence n’a pas pour but de protéger les régimes en place, même si le cas du Tchad est beaucoup plus ambigu.
Comme précédemment au Mali, au Burkina et au Niger, on a le sentiment que la France subit ces décisions, même si les relations avec le Tchad et le Sénégal semblent bien meilleures. Est-elle devenue inaudible auprès de ses partenaires ?
Il est clair qu’il s’agit d’un nouveau camouflet pour la politique africaine de la France. Cela fait quand même trois ans qu’il nous est annoncé que le dispositif militaire français va être réorganisé. Et ce qui se produit en réalité, c’est que ce dispositif va bien être réorganisé, mais absolument pas en fonction des options soutenues par la France, mais en fonction des orientations qui apparaissent comme imposées par les partenaires.
La France a toujours peiné, d’une part, à justifier le maintien de bases permanentes sur le continent africain, et de l’autre, à donner les contours et le contenu exact de ce dispositif qu’elle comptait maintenir. Sur le premier élément, il n’y a toujours pas eu un effort pour définir quels étaient exactement les intérêts français sur le continent. C’est ce flou sur l’utilité de sa présence militaire que la France paye ici.
Il favorise le discours complotiste du présumé pillage des ressources africaines alors que la France a en réalité peu d’intérêts économiques dans ces pays. Les principales entreprises françaises présentes ne sont pas dans l’extraction, mais dans les télécoms ou l’agroalimentaire. Il est vrai qu’il y a plus de sociétés françaises et de ressortissants français dans les pays côtiers comme le Sénégal ou la Côte d’Ivoire.
Mais en quoi une présence militaire est-elle nécessaire pour garantir ses intérêts ? N’est-il pas aujourd’hui indispensable pour Paris de découpler ses intérêts économiques et sa présence militaire ? La France reste quand même le dernier État européen à avoir cette présence militaire permanente.
par David Rich
credits: France 24